Le gouvernement par la peur
Certes, le désordre moral est bien réel, j’y ai assez insisté, mais il est indissociable du désordre social et il n’a d’autre solution que sociale. On ne naît pas déviant, on le devient dans une histoire sociale qui n’exonère personne de sa responsabilité, ni l’individu ni la société où celui-ci a grandi sans l’avoir choisie. Aucune invective, aucune punition, aucune opération de police n’effacera cette histoire sociale déviante et n’empêchera que d’autres individus ratent à leur tour l’apprentissage de la vie en société. Combattre le désordre moral suppose donc, primo, une société décidée à replacer l’intérêt général du bien vivre ensemble au-dessus de l’intérêt personnel et, secundo, une société disposée à investir en priorité dans l’éducation et l’accompagnement de ses enfants vers l’âge adulte et la citoyenneté.
Or, les néolibéraux font exactement l’inverse de ce qui est nécessaire pour combattre le désordre moral. Ils détruisent l’idée même d’intérêt général en faisant l’apologie permanente de la rivalité et du mobile de l’intérêt personnel, en déployant un système économique qui fait exploser les inégalités et qui ne profite qu’à une minorité dominante, en sauvant les prédateurs qui déclenchent les crises financières, en mettant tous les moyens de la puissance publique au service d’intérêts privés. Ceux qui stigmatisent tant le désordre moral sont aussi ceux qui mènent la plus immorale des politiques et diffusent la plus immorale des philosophies politiques. C’est que, en vérité, ils se fichent bien de restaurer une morale qu’ils n’ont pas eux-mêmes ; ils n’invoquent sans cesse la morale qu’à la seule fin de détourner l’attention du désordre social.
Mais, à défaut de combattre vraiment le désordre moral, les néolibéraux doivent bien affronter le désordre tout court. En effet, le recul de la solidarité, l’explosion des inégalités, la ghettoïsation, le relativisme moral, le défaut d’éducation démocratique, tous ces facteurs entraînent partout la montée de l’incivilité et de la violence. Face à la délinquance engendrée par leur « modèle » de société, les néolibéraux soutiennent une politique de répression policière et pénale parfaitement inefficace puisque, par définition, une telle politique ne s’attaque pas aux sources morales et sociales de la violence.
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De grandes « démocraties » occidentales ont ainsi engagé leur régression vers un État gendarme qui enferme au lieu d’éduquer, qui lamine les libertés publiques au lieu de les protéger et qui, pour finir et au nom de la «sécurité», rend La régression sociale, morale et politique lui-même la société plus « insécure » et plus violente. Il faudrait ajouter : plus injuste et donc plus illégitime, car la «tolérance zéro» contre les infractions à la loi ne s’applique qu’aux simples citoyens et aux pauvres, lesquels ont vite fait de la rapporter à la tolérance maximale dont jouissent les patrons qui violent la législation du travail ou les spéculateurs qui ruinent l’économie nationale.
Cette politique répressive ne réprime en réalité pas grand chose. Si l’on exclut les artifices statistiques dans la mesure des performances policières, la délinquance et la criminalité globales sont très peu affectées par l’inflation des politiques sécuritaires. Mais, surtout, les violences physiques et le sentiment d’insécurité augmentent régulièrement dans la plupart des sociétés industrielles avancées, indépendamment des politiques pénales ou policières. Rien d’étonnant à cela pour qui a compris les sources réelles de la déviance sociale. Mais alors, pourquoi diable les gouvernements s’obstinent-ils dans une politique et un discours sécuritaires qui n’ont en réalité aucune prise sur les maux qu’ils prétendent combattre?
À défaut de pouvoir sonder leurs intentions personnelles, l’analyse rigoureuse doit souvent se contenter de déceler la logique poursuivie de fait par les gouvernements. En l’occurrence, la fonction effective des politiques sécuritaires n’est évidemment pas d’assurer la sécurité, mais de nourrir la peur qui les justifie et qui entretient le primat bestial de la sécurité physique sur toutes les autres aspirations sociales. (…)
Nous voilà face à une nouvelle inversion caractéristique de la Grande Régression. Pendant deux siècles, et même pour les partisans d’un État minimal, le seul bien public unanimement reconnu comme tel, la seule fonction inaliénable de l’État fut longtemps la sécurité des personnes, la protection publique contre les agressions intérieures ou étrangères. Or, désormais, l’État privé ne cherche plus à produire de la sécurité, mais de l’insécurité ! C’est en effet moins cher et politiquement plus rentable… à court terme. Une véritable sécurité publique coûterait de fait trop cher aux riches qui devraient payer pour protéger les pauvres, principales victimes de l’insécurité réelle. Un vrai progrès de la sécurité supposerait des investissements massifs pour l’éducation publique, l’encadrement extrascolaire de la jeunesse et la reconstruction de vraies «cités». Il supposerait aussi une révolution culturelle instituant le primat de la coopération sur la rivalité, de l’intérêt général sur l’intérêt particulier, et donc une révolution du système économique et social.
Il est parfaitement clair que la sécurité réelle ne peut constituer la finalité d’une politique qui repose sur l’institution d’un état de guerre incivile, c’est-à-dire la rivalité permanente et exacerbée au sein même de la cité. Pour les néolibéraux et les néoconservateurs, la sécurité effective des personnes relève désormais surtout de la responsabilité de chacun, c’est un bien essentiellement privé. En revanche, l’insécurité est devenue un bien public ! L’État privé s’attache en effet manifestement à produire de la peur, de l’insécurité ressentie. La peur est incomparablement plus aisée et moins coûteuse à produire que la sécurité. En fait, elle ne coûte rien aux riches, elle se répand sans frais par le discours public, par la presse et par la télévision marchande. En effet, sur un marché libre de la communication audiovisuelle, la course à l’audience, au sensationnel, au spectaculaire a vite fait de l’emporter sur le journalisme et l’information rigoureuse.
Le paradoxe et la perversité de la régression ainsi engagée sont que la production de la peur, motivée par les seuls profits marchands (pour les médias) et électoraux (pour la droite réactionnaire), est aussi un bien public, dans la mesure où elle exerce une réelle fonction d’utilité publique. Dans une société minée par la rivalité et l’injustice, qui nourrit le stress, la frustration et la rancoeur dans une large fraction de la population, une société qui chemine ainsi en permanence au bord de l’insurrection, il faut bien détourner l’attention vers une préoccupation triviale et universelle qui tient encore les gens ensemble. La peur pour sa propre sécurité remplit une fonction de maintien de l’ordre. Au lieu de se révolter contre la dissociété qui les désunit, les individus l’approfondissent en se retranchant contre un ennemi imaginaire; alors ils sont tenus ensemble grâce à la peur née de leur désunion. La place de l’Autre se trouve ainsi occupée par la peur de l’Autre.
Raison de plus pour se regrouper entre semblables.
La Grande Régression, p.234-239