Plon, 1997, épuisé. Nouvelle éd. en poche, Pocket, 2000, épuisé.
Des voix s’élèvent pour nous rassurer : tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes si nous ne faisons rien, si nous nous abandonnons justement aux lois de l’économie ! Mais nous prêtons plus volontiers l’oreille à ceux qui crient à l’horreur économique et nous désignent des coupables plausibles : multinationales, marchés financiers, progrès technique...
Les uns et les autres nous trompent. Aux faux espoirs de la "pensée unique" libérale répondent les peurs imaginaires et les boucs émissaires d’une "contre-pensée unique", anti-économique, anti-européenne, anti-mondialisation. Une société horrible nous guette en effet, mais cette horreur n’a rien d’économique, elle est politique. Elle résulte des stratégies de pouvoir de nos gouvernements, elle est inscrite dans le mutisme des citoyens qui ne se dressent plus pour dire le monde qu’ils attendent.
Nous avons depuis les années 1970, franchi les trois degrés de l’horreur politique.
• Le premier degré de l'horreur politique. La montée du chômage de masse et de la pauvreté pouvait être évitée en préservant la logique de partage de la croissance qui dominait avant les chocs pétroliers. Cela n’aurait exigé de la majorité des citoyens qu’une réduction du rythme d’augmentation (et non du niveau) de son bien-être matériel ! Au lieu de cela, on a accepté que la totalité des sacrifices imposés par les mutations économiques soient supportés par ceux qui en étaient les victimes. C'est là le premier degré de l'horreur politique.
• Le deuxième degré de l’horreur politique, c’est la tyrannie du "marché politique". Les fameuses contraintes extérieures, invoquées par les gouvernements pour expliquer leur impuissance, sont des alibis masquant l’immobilisme et la lâcheté politique. Les seules réelles contraintes sont celles qu’impose la compétition électorale à court terme. Dans la course aux bulletins de vote, l’immobilisme est plus souvent rentable que le courage. Les réformes délicates et les politiques à long terme sont écartées par des gouvernements qui ont besoin d’un soutien large et immédiat de leur électorat. En démocratie, le seul moyen d’obtenir une demande majoritaire des citoyens en faveur de politiques de solidarité consiste à laisser s’étendre assez longtemps les effets pervers de l’égoïsme, du non partage, et de l’exclusion sociale. Mais cette stratégie du pourrissement recèle un cercle vicieux dont l’issue est incertaine. En effet, si l’horreur sociale environnante conduit la majorité des citoyens à souhaiter une société plus solidaire, elle gonfle aussi la facture réelle de la solidarité, et peut dissuader la même majorité de payer la facture. Nous risquons d’être finalement convertis aux bienfaits de la solidarité, mais, trop tard peut-être, au moment où son coût nous paraît aussi insupportable que son absence.
• Nous en sommes peut-être au troisième degré de l’horreur. Nous allons vers l’horreur économique, non plus par ignorance, ni même par refus d’une solidarité dont nous avons fini par comprendre la nécessité. Nous allons vers un monde dont personne ne veut, simplement parce que nous n’avons plus le ressort, l’énergie, le moyens, les relais, les représentants pour exprimer nos refus et nos attentes. La politique est tellement décrédibilisée que l’on en attend plus rien. Et comme le salut ne viendra pas pour autant d’ailleurs, nous nous replions dans la résignation. Pourtant les trois quarts des citoyens ont probablement en tête un même modèle de société où la solidarité prime sur la compétition généralisée. Il suffirait peut-être qu’ils se le disent, et que les citoyens retrouvent les moyens d’exiger la poursuite de leur idéal pour nous éviter le naufrage. Sombrons-nous simplement parce que nous nous taisons ?
L’horreur politique est plus scandaleuse et plus monstrueuse que l’horreur économique, parce qu’elle est choisie, acceptée. Mais c’est là aussi notre raison d’espérer, car d’autres choix sont toujours possibles. Et avant toute chose, l'urgence est de restaurer la confiance dans les responsables politiques et l'intérêt pour le débat démocratique. Car nous n'avons que la politique pour combattre l'horreur politique ! Cette restauration du politique passe par des réformes institutionnelles et par un autre comportement des leaders politiques. Mais comme on ne peut se contenter d'attendre les initiatives de la classe politique, c'est d'abord aux citoyens que revient la responsabilité de définir et d'exiger quelle politique ils veulent et dans quel monde ils souhaitent voir grandir leurs enfants. Et parmi les citoyens, cette responsabilité incombe en tout premier lieu à ceux qui ont accès à l'information, à la parole et au débat public : les intellectuels, artistes, journalistes, scientifiques...
Inventaire de nos peurs, centré sur l’insécurité économique et sociale et la montée de la pauvreté qui justifient le cri d’horreur poussé par Viviane Forrester dans l'Horreur économique (Fayard, 1996)
Chapitre 2. L’horreur économique en question
Analyse critique du livre de V. Forrester : si l’indignation face à l’horreur sociale est légitime, un discours anti-économique et anti-mondialisation, fataliste et simpliste, détourne notre attention des vraies responsabilités qui résident dans les choix politiques de gouvernements nationaux.
En substance les deux premiers chapitres tendent à démontrer ce qui suit.
Nous vivons dans un monde qui nous fait peur. Chômage, pauvreté, guerre économique mondiale, impuissance des politiques. Nous redoutons l’avènement d’une société où régnerait une guerre sans merci pour être " le meilleur ", pour être " compétitif ", parce que telle serait la loi de l’économie qui parait désormais dominer toutes les lois des hommes ? Des voix s’élèvent pour nous rassurer : tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes si nous ne faisons rien, si nous nous abandonnons justement aux lois de l’économie ! Mais nous prêtons plus volontiers l’oreille à ceux qui crient à l’horreur économique et nous désignent des coupables plausibles : multinationales, marchés financiers, progrès technique...
Les uns et les autres nous trompent. Aux faux espoirs de la " pensée unique " libérale répondent les peurs imaginaires et les boucs émissaires d’une " contre-pensée unique ", anti-économique, anti-européenne, anti-mondialisation. Une société horrible nous guette en effet, mais cette horreur n’a rien d’économique, elle est politique. Elle résulte des stratégies de pouvoir de nos gouvernements, elle est inscrite dans le mutisme des citoyens qui ne se dressent plus pour dire le monde qu’ils attendent. Nous avons depuis les années 1970, franchi les trois degrés de l’horreur politique. (objet des trois chapitres suivants)
Chapitre 3. Le premier degré de l’horreur politique : le refus du partage
Ou comment le souci de satisfaire une majorité d’électeurs interdit le règlement des problèmes affectant des minorités. Le chômage de masse et le développement de la pauvreté pouvait être évités en préservant la logique de partage de la croissance qui dominaient avant les chocs pétroliers. Cela n’aurait exigé de la majorité des citoyens qu’une réduction du rythme d’augmentation (et non du niveau)de son bien-être matériel ! Au lieu de cela, on a accepté que la totalité des sacrifices imposés par les mutations économiques soient supportés ceux qui en étaient les victimes. Tel est le premier degré de l'horreur politique.
Chapitre 4. Le deuxième degré de l’horreur politique : la tyrannie du marché politique
Ou comment se bloque le règlement des problèmes, même quand une majorité d’électeurs y trouverait son intérêt.
Les fameuses contraintes extérieures, invoquées par les gouvernements pour expliquer leur impuissance, sont des alibis masquant l’immobilisme et la lâcheté politique. Les seules vraies contraintes sont celles qu’impose la compétition électorale à court terme. Dans la course aux bulletins de vote, l’immobilisme est plus souvent rentable que le courage. Les réformes délicates et les politiques à long terme sont écartées par des gouvernements qui ont besoin d’un soutien large et immédiat de leur électorat. En démocratie, le seul moyen d’obtenir une demande majoritaire des citoyens en faveur de politiques de solidarité consiste à laisser s’étendre assez longtemps les effets pervers de l’égoïsme, du non partage, et de l’exclusion sociale.
En effet, un électorat trop peu informé sur les coûts et sacrifices associés aux politiques qu’il demande — et trop peu éclairé par des leaders lâches ou peu crédibles — incite les gouvernements à toujours reculer devant des réformes au fond souhaitables à long terme. Ils pratiquent la " stratégie du pourrissement social " : attendre qu’un problème soit devenu assez grave pour s’assurer qu’une large majorité d’électeurs en a pleinement conscience et accepte les coûts et les contraintes qu’exige son traitement.
Mais cette stratégie du pourrissement recèle un cercle vicieux dont l’issue est incertaine. En effet, si l’horreur sociale environnante conduit la majorité des citoyens à souhaiter une société plus solidaire, elle gonfle aussi la facture réelle de la solidarité, et peut dissuader la même majorité de payer la facture. Nous risquons d’être finalement convertis aux bienfaits de la solidarité, mais, trop tard peut-être, au moment où son coût nous paraît aussi insupportable que son absence.
Chapitre 5. Le troisième degré de l’horreur politique : une démocratie muette et hurlante
Ou comment une démocratie peut rester piégée dans l’immobilisme, alors même qu’on est allé au bout du " pourrissement social ", à ce point où une très large majorité d’électeurs serait disposée à assumer les coûts de réformes courageuses.
Parvenu à ce point, tout le monde comprend l’urgence d’une action coûteuse et de longue haleine, mais il n’y a plus de responsables politiques assez crédibles et assez proches à qui confier cette mission. Les élus, eux-mêmes conscients de ce déficit de crédibilité, hésitent à s’engager sur des voies difficiles et accentuent ainsi l’impatience et la défiance de leurs électeurs. À ce stade, l’exaspération et la désespérance des citoyens face au politique sont à leur comble et s’expriment soit par le rejet muet du jeu politique (abstention, désaffection pour l’action politique et syndicale), soit dans le rejet hurlant des politiciens (montée de l’extrémisme et du populisme).
Nous allons ainsi vers l’horreur économique, non plus par ignorance, ni même par refus d’une solidarité dont nous avons fini par comprendre la nécessité. Nous allons vers un monde dont personne ne veut simplement parce que nous n’avons plus le ressort, l’énergie, les moyens, les relais, les représentants pour exprimer nos refus et nos attentes. La politique est tellement décrédibilisée que l’on n'en attend plus rien. Et comme le salut ne viendra pas pour autant d’ailleurs, nous nous replions dans la résignation. Pourtant les trois-quarts des citoyens rêve probablement du même type de société où la solidarité prime sur la guerre économique. Il suffirait peut-être qu’ils se le disent, et que les citoyens retrouvent les moyens d’exiger la poursuite de leur idéal pour nous éviter le naufrage. Sombrons-nous simplement parce que nous nous taisons ?
Chapitre 6. Une raison d’espérer
La seule raison d’espérer est de savoir que les démocraties sont piégées par la déficience de leurs gouvernants et de leurs règles du jeu politique, et non par une quelconque fatalité technologique ou économique contre laquelle on serait impuissant. On peut toujours changer la classe politique et les institutions, faire de la politique autrement. La voie de l’espoir est étroite car la classe politique n’a guère intérêt à changer les règles du jeu et les hommes en place. Mais elle est réelle si les citoyens cessent de se tromper de cible (le "complot" des marchés financiers), et militent pour le renouvellement des institutions et de la classe politique.
L’horreur politique est plus scandaleuse et plus monstrueuse que l’horreur économique, parce qu’elle est choisie, acceptée. Mais c’est là aussi notre raison d’espérer, car d’autres choix sont toujours possibles. Et avant toutes choses, l'urgence est de restaurer la confiance dans les responsables politiques et l'intérêt pour le débat démocratique. Car nous n'avons que la politique pour combattre l'horreur politique ! Cette restauration du politique passe par des réformes institutionnelles et par un autre comportement des leaders politiques. Mais comme on ne peut se contenter d'attendre les initiatives de la classe politique, c'est d'abord aux citoyens que revient la responsabilité de définir et d'exiger quelle politique ils veulent et dans quel monde ils souhaitent voir grandir leurs enfants. Et parmi les citoyens, cette responsabilité incombe en tout premier lieu à ceux qui ont accès à l'information, à la parole et au débat public : les intellectuels, artistes, journalistes, scientifiques... Le livre se terminait ainsi sur un appel à la constitution d'assemblées citoyennes mobilisant, informant, incitant au débat en sorte que les citoyens reprennent la main dans le jeu politique.
Mr Généreux,
Je partage votre analyse sur les raisons d'espèrer même s'il m'apparait évident que la gauche est entrée dans une période de transition. Son principal problème, que ce soit la gauche européenne ou française, c'est que sa stratégie de transformation du monde, mise au point au XIXe siècle, ne vaut plus rien, ce qui l'affaiblit, la prive des moyens d'agir et la plonge dans un profond désarroi.
Et pourtant nous sommes entrés dans une phase de transition et une réelle prespective de changement, un changement fondamental qui pourrait être progressif. Cela implique une stratégie de la gauche dans les dix ou vingt ans à venir.
La première chose à dire, c'est que la démocratisation du monde dont témoigne la pression populaire est un atout considérable.
Je ne crois pas que l'offensive générale du libéralisme et la prétendue mondialisation aient limité nos possibilités d'action. Car, d'une part il s'agit d'un battage publicitaire qui ne résistera pas à la déflation qui s'annonce; d'autre part, cette offensive va susciter, a déjà suscité son contre-poison.
Vous connaissez la réponse du capital à cette réalité, elle tient dans ce slogan: il n'existe pas d'autre choix possible. Là encore rien de neuf. Ne perdons donc pas de vue que nous vivons une ère de transition entre notre système-monde actuel et un système entièrement différent. Cela implique plusieurs choses. Nous ne devons pas nous laisser séduire par le discours sur la mondialisation et l'absence d'alternative. Non seulement il existe des termes alternatifs, mais le seul qui soit impossible, c'est de conserver nos structures actuelles.
Enfin pour terminer, le probléme clé n'est pas l'organisation, si importante soit-elle. Le problème clé est la lucidité. Les forces qui veulent transformer le système pour que rien ne change, pour que le nouveau système soit aussi hiérarchisé et polarisé que l'ancien, voire plus, ne manquent ni d'argent, ni d'énergie, ni d'intelligence.
Dans l'incertitude inhérente, la seule stratégie plausible pour la gauche, c'est de continuer à poursuivre diligemment et intelligemment ses objectifs fondamentaux- la mise en place d'une Europe relativement démocratique, relativement égalitaire. Une telle Europe est possible. Il n'est pas absolument certain qu'il adviendra. Mais ce n'est pas non plus impossible.