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La Dissociété, commentée par Philippe Chanial - Revue du Mauss

Par Jacques Généreux • Tribune ouverte • Samedi 09/06/2007 • 0 commentaires • Version imprimable

 Voilà, enfin, un ouvrage ambitieux. Économiste bien connu et professeur à Science Po., membre du Conseil national du Parti socialiste, Jacques Généreux ne propose pas moins qu’une critique anthropologique des fondements propres au néo-libéralisme contemporain, une analyse des conséquence de son hégémonie – la restructuration des société de marché en « dissociétés » - et l’esquisse d’une anthropologie alternative propre à inspirer un socialisme libéré tant de son fantasme d’une « hyper-société » collectiviste et productiviste que de la « dérive néolibérale » de la gauche européenne depuis les année 1980. Une question, faussement naïve, constitue le fil conducteur de cette enquête : « Pourquoi et comment des millions d’individus persuadés que la coopération solidaire est cent fois préférable à la compétition solitaire restent-ils impuissants à refonder sur elle leur système économique et politique ? »

Généreux suggère à la fois de démontrer la fausseté de l’anthropologie implicite du néo-libéralisme et de démonter les ressorts de son emprise pratique sur nos représentations du monde, de nous-mêmes et d’autrui. A l’évidence, ces deux aspects sont liés. Si le néolibéralisme nous parle, c’est en raison du fait qu’il est « l’enfant naturel de tous les discours politiques jumeaux dont a accouché la modernité ». En ce sens, il y a là moins une « révolution culturelle » qu’une « involution » de l’individualisme, de l’économisme, du déterminisme et du productivisme dominants dans les principaux courants de la pensée moderne. Si le néolibéralisme passe si aisément, c’est bien qu’il prolonge la conception de la nature humaine et de la société la plus commune dans la pensée occidentale. Poussant à l’extrême l’idée moderne de l’individu « rationnel », les néolibéraux identifient rationalité et égoïsme absolu : l’individu cherche - et calcule - toujours, partout, uniquement et obsessionnellement son intérêt. L’entrepreneur, en quête de marché ; l’ami généreux en quête de reconnaissance ; mais aussi le délinquant, balançant les coûts et bénéfices de son forfait, ou le RMIste, arbitrant entre la perte de sa CMU et son retour sur le marché de l’emploi. Cette anthropologie utilitariste ouvre ainsi à une singulière « histoire naturelle de l’humanité », justifiant l’état de guerre économique mondial comme une lutte inévitable entre des êtres non seulement doués pour la compétition mais naturellement prédateurs et agressifs. Elle justifie également une étroite conception de la société identifiée à un contrat d’association utilitaire entre des individus par nature dissociés et égoïstes. Des individus qui n’ont pas besoin des autres pour être eux-mêmes mais pour satisfaire leurs intérêts mieux qu’ils ne pourraient le faire en restant isolés. Bref, non seulement ces individus auto-suffisants pourraient exister sans lien, mais la société elle-même ne créerait aucun lien, seulement des connexions dans un réseau d’échange. Une arithmétique simple régirait ainsi la vie sociale : ou bien chacun reçoit l’exact équivalent de ce qu’il donne et c’est là la seule justice - la justice comptable du donnant/donnant - ; ou bien certains reçoivent plus qu’ils ne donnent, et ceux-là, de quelque que soient les nom par lesquels on les désigne, sont des assistés, des parasites. D’où notamment cette rhétorique néolibérale du « on a rien sans rien » qui vient progressivement substituer le workfare au welfare.

La contre-anthropologie que mobilise Généreux avance sur un terrain bien connu et bien balisé par la Revue du MAUSS, dont il mobilise les travaux, comme ceux de nombreux ethnologues (Salhins, Hoccart, Polanyi), paléo-anthropologues (J.Cauvin), psychologues (Damasio, Cyrulnik), éthologues (de Waal) et théoriciens de l’évolution (Pelt, Picq). Il renoue ainsi avec toute une tradition intellectuelle que le matérialisme historique marxien avait enterrée et ridiculisée, avec ce projet d’un fondement indissociablement anthropologique et moral du socialisme. Projet au cœur de la « socialo-sociologie » de Marcel Mauss, mais aussi du « socialisme intégral » de Benoît Malon ou de l’anarchisme de Kropotkine, et avant eux des socialismes français dits « utopistes » (Saint-Simon et les saint-simoniens, Leroux, Fourier, Considérant, etc.). Bien-sûr, affirmer que l’être humain est avant tout un être de relation, voir un animal sympathique, que l’individuation suppose la socialisation, ou plutôt l’association donc la coopération, que l’être-soi et l’être-ensemble sont corrélatifs pourrait certes paraître banal ou même irénique. Mais tel n’est pas le cas. Si Généreux appuie sa morale social(ist)e sur une synthèse solide de travaux scientifiques qui font légitimement autorité, il en explore, ce qui est plus neuf, toutes les implications pour démonter ces diverses fables du néolibéralisme, naturalisant tout aussi bien la violence des rapports humains que le prétendu penchant de l’homme pour l’échange marchand ou son « aspiration productiviste ». Plus encore, Généreux n’esquive pas la question qui fâche : il y a bel et bien « une vérité » du néolibéralisme. En effet, dans un contexte de compétition débridée, les individus semblent n’avoir d’autre choix que de se conduire effectivement comme cette anthropologie, fallacieuse, le prétend. L’auteur s’en explique longuement, en s’appuyant non pas sur la théorie marxiste (qui partagerait avec le néolibéralisme « 90% de son patrimoine génétique ») du « reflet », mais sur les récentes recherche en psychologie sur la résilience ainsi que sur les ressorts de la servitude volontaire (notamment à partir de l’ouvrage de notre ami Michel Terestchenko). Ainsi montre-t-il comment cette dissociété piège les communautés humaines dans un gigantesque « dilemme du prisonnier ». L’immense majorité d’entre nous aurait intérêt à une société coopérative et solidaire, mais dans le contexte anxiogène qui est désormais le nôtre, la réaction la plus rationnelle pour faire face et y sauver son intégrité psychique, consiste à adopter ou à tolérer ce modèle « dissociétal » de la compétition solitaire généralisée.

On le voit, le diagnostic est sévère. Clinique même. Cette « mutation anthropologique » majeure définit « la plus imminente des catastrophes qui nous menace », cette « maladie sociale dégénérative » dresse – au double sens du terme – les individus les uns contre les autres et « altère les consciences en leur inculquant une culture fausse mais auto-réalisatrice ». Fasciné par l’hégémonie de l’idéologie néolibérale, Généreux semble parfois perdre confiance dans les potentialités même de la nature humaine et des formes de solidarité ordinaire dont il reconnaît pourtant, théoriquement, toute la portée. Affirmer, avec raison, que la menace d’une dissociété ne résulte pas d’un simple dysfonctionnement technique le conduit ainsi, à tort selon nous, à poser que l’invention de politiques nouvelles ne saurait faire face à ce stade suprême de l’aliénation qu’elle incarnerait. Suggérer que « la majorité résiliente n’a pas besoin d’être convaincue par un exposé détaillé des politiques alternatives », car ces solutions - celles qui feraient le choix de la coopération - existeraient déjà et que cette majorité souffrirait avant tout d’un sentiment d’impuissance politique savamment entretenue, pour en conclure que « le seul moyen dont dispose un citoyen pour reprendre la main » consiste à « adhérer aux partis politiques et d’y mener la bataille interne pour changer la ligne majoritaire », paraît un peu court. Car ce dont il s’agit, c’est bien de rendre possible, réaliste – et agréable – ce pari du don et de la coopération constitutif de la démocratie elle-même. Si ce pari démocratique suppose, comme le soulignait John Dewey, une « foi dans la nature humaine », totalement étrangère à l’anthropologie néolibérale, cette foi ne peut-elle être ravivée seulement d’en haut, par une croisade contre-hégémonique menée à partir de nos seules vieilles églises partisanes ? Rien n’est moins sûr.

S’il y a bien une contradiction entre ce nous tenons pour vrai dans nos relations interpersonnelles, dans l’espace de la socialité primaire - le primat de la solidarité, de la coopération et du don - et ce que nous tolérons ou même valorisons dans la vie sociale, dans l’espace de la socialité secondaire - la compétition généralisée -, n’est-ce pas en vertu de la structure même des jeux peu coopératifs dans lesquels nous nous trouvons prisonniers et qui, en quelque sorte, laissent en friche notre sens ordinaire – et naturel – de la solidarité ? La professionnalisation outrancière de la démocratie représentative, un néo-corporatisme étroit, une division du travail anomique, la bureaucratisation et la marchandisation de la solidarité etc. ne ferment-ils pas, pratiquement, tout horizon au déploiement de cet « appât du don » (Jacques Godbout) qui caractérisent les homo non-oeconomicus que nous sommes aussi ? Dés lors, plutôt que de privilégier la seule lutte idéologique et partisane, cette politique de la coopération ne suppose-t-elle pas davantage de subvertir, pratiquement, la structure de ces jeux non-coopératifs, d’ouvrir d’autres espaces de jeux et de valoriser toutes les expérimentations sociales qui réussissent, elles, à faire un usage efficace de cette force productive que constitue la solidarité ?

La riche analyse de Jacques Généreux nous invite ainsi à prolonger davantage un autre aspect de la tradition socialiste avec laquelle l’auteur appelle à renouer. Cette dimension indissociablement morale et expérimentale, si chère tant à Pierre Leroux, Benoît Malon qu’à Marcel Mauss, qui aujourd’hui encore nous rappellent que l’idéal socialiste est moins un dogme qu’une morale pratique de la solidarité et de l’association, et la politique réformiste moins un renoncement qu’une expérimentation constante et pluraliste.

Philippe Chanial - Revue du MAUSS permanente -24 Avril 2007


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