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Individualisme, société et socialisme

Une contribution aux forums de la rénovation du PS

Par Jacques Généreux • Parti de Gauche-Socialisme • Dimanche 24/02/2008 • 3 commentaires • Version imprimable

NB. Si vous êtes intéressé par le téléchargement d’une note plus détaillée (9 pages) cliquez ici :  « Individu, société et socialisme-J.G »
 

Commission nationale  « Individu et société » 
Parti Socialiste - 3e Forum de la Rénovation

Note d’orientation du débat - Jacques Généreux

 

Les points 1 à 6, recensent des principes généraux et la critique du néolibéralisme sur lesquels nous sommes sans doute d’accord à des détails de formulation près. Le débat doit sans doute être plus soutenu sur les conséquences d’une conception socialiste de l’être humain (point 7).

 

1. Comme la plupart des courants de pensée politiques contemporains, le socialisme a ses racines dans le mouvement de la modernité et la philosophie des Lumières qui visent l’émancipation et le progrès de tous les hommes grâce au règne de la raison.

2. Cette même racine a pu nourrir le développement de courants aussi variés et opposés que le libéralisme, l’ultralibéralisme, le néolibéralisme, le socialisme (y compris celui de Marx), le communisme, le marxisme-léninisme. Tous ces héritages politiques de la modernité se distinguent principalement par leur rapport à la conception moderne de l’être humain comme individu autonome, d’où découle leur conception de la société et de la politique.

3. Le concept d’individu autonome au sens le plus strict nourri deux traditions. L’une, métaphysique (inaugurée par Descartes) et l’autre scientiste (inaugurée par Hobbes) qui conduisent à envisager l’être humain comme un atome totalement indépendant des autres et constitué hors de tout lien social. On peut l’appeler conception atomistique pour la distinguer de la conception sociale de l’être humain ; elle fonde directement la pensée ultralibérale et néolibérale. Nous rejetons clairement cette conception atomistique et nous devrions donc en rejeter aussi les conséquences logiques qu’il convient d’identifier clairement (cf. point 6 ci-dessous).

4. Le concept d’individu autonome au sens strict fonde l’individualisme méthodologique : les faits sociaux et l’histoire ne sont que la résultante de choix indépendants des individus qui ne sont en rien déterminés par leur environnement social. En réaction à cette négation du rôle de l’environnement social, le holisme soutient au contraire que les « choix » des individus sont entièrement déterminés par la société. L’un et l’autre principe reposent sur une conception mutilante de l’être humain. Le premier ne retient que l’aspiration à être soi sans considérer que personne ne peut s’épanouir hors de ses relations aux autres et donc hors des influences sociales. Le second ne retient que l’aspiration à vivre ensemble (à être avec) et refuse tout espace au rôle de la liberté personnelle dans la détermination des faits sociaux et de l’histoire. En termes politiques et sociologiques, le premier tend vers ce que j’ai appelé la dissociété (société des individus dissociés, séparés et en rivalité radicale et permanente), le second vers ce que j’ai appelé l’hypersociété (qui hypertrophie le collectif, la loi, l’État et qui étouffe le libre épanouissement des êtres singuliers). Les ultralibéraux et les néolibéraux ont clairement opté pour l’individualisme et la dissociété ; le marxisme-léninisme et le communisme ont clairement été du côté du holisme et de l’hypersociété. Les socialistes qui rejettent la conception atomistique de l’homme, mais visent l’émancipation de tous les êtres singuliers, devraient logiquement développer un principe alternatif au couple individualisme-holisme.

5. Le socialisme méthodologique. Aux origines, comme l’a définit Pierre Leroux (1834) le socialisme est un anti-individualisme : il a donc d’abord largement penché du côté du holisme, du sacrifice de l’intérêt personnel au profit de l’intérêt général. À la fin du XIXe, avec le socialisme associationniste puis le socialisme démocratique et républicain de Jaurès, on reprend la voie ouverte par Pierre Leroux : celle de l’équilibre et de la synergie entre libre épanouissement de la personne et intensification de la coopération et de la cohésion sociale. Cette troisième voie entre individualisme et holisme aura très peu de succès dans les sciences humaines et sociales (en dépit des efforts de G.H. Mead en psychologie et de N. Elias en sociologie, dans les années 1930), faute de connaissances scientifiques précises susceptibles de l’étayer. Aujourd’hui, en revanche, nous nous situons trente ans après le début de l’explosion des connaissances scientifiques produites par la paléoanthropologie, la neurobiologie, l’éthologie, etc. Nous pouvons donc rejeter l’individualisme et le holisme sur une base scientifique, et plus seulement sur la base des intuitions.

L’être humain est un être social, dans un sens différent et plus profond que celui auquel les libéraux et les socialistes du XIXe l’entendait. Il ne s’agit pas, comme alors, de constater que l’homme a besoin des autres pour vivre et a toujours vécu en société. Nous savons aujourd’hui que l’être humain a besoin des autres pour être, c’est-à-dire pour accéder à la conscience de soi, pour se constituer en sujet, pour marcher, pour grandir. L’être humain n’est pas un individu qui entre en relation avec d’autres individus ; il est de la relation incarnée. Il peut éventuellement très bien se passer des autres pour vivre, mais pas pour être lui-même. Il s’ensuit que tout être est à la fois construit par l’histoire de sa relation aux autres et donc à son tour acteur de la construction d’autrui. L’individu n’est pas plus la cause de la société que l’inverse. Il n’y a plus de place pour aucun déterminisme linéaire faisant de l’individu ou de la société le moteur. La société n’est que le système mouvant constitué par l’interaction de tous les êtres singuliers ; chaque être singulier est à la fois acteur de ce système et acté par lui. L’absence de déterminisme univoque implique une histoire contingente, imprévisible, et ouvre donc un espace à la liberté. J’ai proposé d’appeler socialisme méthodologique cet interactionnisme généralisé fondé sur une conception sociale de l’être humain.

Comparons à présent les conséquences de la conception atomistique et de la conception socialiste (au sens méthodologique) de l’être humain.

6. La conception atomistique implique :

6.1. Un être humain, par nature égoïste, rival et potentiellement prédateur dans une compétition permanente pour l’exploitation des ressources et la détention des biens.

6.2. Un individu seul et unique responsable de sa situation (la société n’est responsable de rien hormis le maintien de l’ordre).

6.3. Les seules inégalités sont naturelles ; il n’y a pas d’inégalités sociales ; les différences de conditions (quand elle ne résultent pas d’une inégalité naturelle de capacité) reflètent les différences de choix, d’effort et de mérite personnels.

6.4. La société n’est qu’un contrat conclu par des individus indépendants qui lui préexistent en vue de produire plus efficacement.

6.5. Dans une société contractuelle, il n’y a pas de droits sans contrepartie.

6.6. Le politique et la loi ont pour fonction tenir ensemble des individus égoïstes et rivaux ; ils sont des maux nécessaires dont le champ d’intervention doit être le plus réduit possible (État minimum, le contrat est préférable à la loi).

6.7. Le progrès de la société consiste donc à trouver des moyens de réduire la conflictualité naturelle des hommes sans recourir à plus d’État et de lois et, mieux encore, tout en réduisant le contrôle social par l’État et les lois ; il s’ensuit les cinq points suivants qui fondent aujourd’hui l’alliance entre néolibéraux et néoconservateurs (productivisme, marchéisme, consumérisme, dissociété, ordre moral communautaire ou religieux).

6.8. Productivisme : la conflictualité naturelle peut être réduite grâce à l’abondance matérielle ; le progrès passe donc par la croissance maximale et continue de la production.

6.9. Marchéisme : l’égoïsme naturel implique que la productivité maximale ne peut être obtenue que par l’exploitation de l’incitation individuelle soutenue par la perspective d’un gain maximum (ce qui implique la préférence systématique aux mécanismes de marché, de libre concurrence, d’appropriation privée des résultats avec le minimum de prélèvements).

6.10. Consumérisme (et société du spectacle). Avec le consumérisme on passe de la quête de l’abondance à l’entretien permanent du manque par la publicité. La consommation comme anesthésiant du stress de la compétition, et comme dérivatif des énergies prédatrices.

6.11. Dissociété. La conflictualité peut aussi être réduite par le développement du zonage social et du regroupement des communautés de semblables, les individus naturellement rivaux ne vivent bien ensemble sans police qu’au sein de leur famille, de leur communauté, etc. À la limité, l’idéal libertarien est celui d’une dissociété intégrale : les individus sont totalement dissociés : ils vivent en familles autonomes séparées des autres et quasiment aucune loi et aucun État ne sont nécessaires.

6.12. Ordre moral communautaire ou religieux. Tout ce qui contribue à maintenir l’ordre dans la dissociété des individus rivaux sans nécessiter le recours coûteux à la régulation publique et sans entraver l’essor du marché libre est un progrès. Le retour de la pression morale de la communauté ou de la soumission à une église est donc bienvenu pour compenser l’expansion nécessaire de la logique de compétition.

7. La conception socialiste implique (je reprends dans le même ordre les questions abordées du point de vue atomistique et néolibéral au point 6) :

7.1. L’être humain est à la fois égoïste et altruiste. L’aspiration à être soi-même et l’aspiration à être avec les autres sont les deux faces indissociables du désir d’être. Aucun être ne se construit indépendamment des autres. L’autonomie ne peut dès lors faire sens que s’il s’agit d’une « relative autonomie », ou d’une « aut(r)onomie » (comme le propose le psychanalyste J.P. Lebrun) : sans norme offerte par les parents et la société, le sujet ne se construit pas ; et au lieu d’éprouver un sentiment de liberté, il éprouve la frustration permanente d’un être qui doit accomplir la tâche impossible d’être lui-même sa propre source de sens ; il connaît l’incapacité à gérer le manque ou la contrainte, qui caractérise notamment les jeunes délinquants.

L’autonomie relative comme projet ne vise pas l’auto-production des normes par l’individu, mais la liberté de juger par la raison la légitimité des normes produites par la société. Elle suppose donc une forte dose de « socionomie » et l’éducation du sujet au jugement critique.

La bonne et la mauvaise concurrence. L’être social aime la compétition sportive précisément parce quelle permet de con-courir : s’affirmer dans la compétition, dans l’effort pour gagner, mais dans un esprit de jeu collectif. Le même être souffre au contraire d’un stress chronique quand la seule voie de réussite ou de survie dans le travail consiste dans la compétition solitaire pour être le plus performant. 

7.2. La responsabilité individuelle au sens strict n’existe pas. La responsabilité est toujours partagée avec la société, puisque personne ne s’est construit tout seul. La responsabilité personnelle est à la mesure des efforts déployés par la société pour construire chacun de ses membres en sujet responsable. La déviance sociale est le résultat d’un échec dans le processus de socialisation de l’être ; quelle que soit la part de responsabilité personnelle du déviant, elle ne se combat pas comme s’il s’agissait du choix rationnel et indépendant d’un individu autonome.

7.3. Les différences qui ne résultent pas du libre choix des personnes sont des inégalités sociales. (Y compris les différences de conditions faites aux handicapés).

7.4. La société n’est pas un contrat entre des individus. La société et le lien social préexistent à tout être singulier et le constituent en être singulier.  

7.5. Une société humaine est constituée par des droits sans contrepartie. Il y a des droits qui sont attachés au fait d’être membre de la communauté humaines (les droits de l’homme) et des droits qui sont attachés au fait d’être membre d’une société (droits sociaux). C’est parce que ces droits sont inaliénables et sans contrepartie (et donc hors de toute logique de donnant-donnant) qu’ils constituent les êtres humains en citoyens responsables.

7.6. Le politique et la loi ne sont pas des maux nécessaires mais des biens publics en soi comme moyen ou comme lieu du vivre ensemble. (cf. le développement de services publics qui échappent à la logique de la concurrence et du donnant-donnant).

7.7. Le progrès de la société ne consiste pas à trouver des moyens de réduire la conflictualité naturelle des hommes. La propension de ces derniers à la rivalité et au conflit est déjà naturellement équilibrée par leur propension à la coopération et à la solidarité. L’idéal social n’est pas une société indivise et sans conflits mais une société plurielle où les conflits se règlent de façon pacifique. Si la finalité est de construire une société vraiment humaine il s’agit de permettre à tous de mener une vie conforme à leur nature d’être social. La société de progrès humain s’oppose donc radicalement autant à la dissociété qui mutile l’aspiration a être avec et à l’hypersociété qui mutile l’aspiration à être soi. Elle tend à offrir à chacun de ses membres une égale capacité à concilier son aspiration à être soi et son aspiration à être avec les autres. Cela est compatible avec une conception de la justice comme égale capacité à vivre selon ses choix (Amartya Sen) mais pas au prix d’une lutte contre les autres. C’est donc incompatible avec une conception de la justice comme égalité des chances dans la compétition pour les positions sociales (qui est l’une des trois conditions de la justice selon Rawls et l’essence de la conception néolibérale de la justice). 

7.8. Le productivisme n’est pas une finalité sociale. Les premières sociétés organisées ne se sont pas développées pour surmonter la rareté et produire davantage, mais pour les besoins des rites sociaux et religieux (cf. M. Sahlins, A.Hocart, J.Cauvin). C’est au contraire le culte moderne pour la production qui a engendré la rareté et la déliaison sociale. Pour un être social par nature, les liens valent mieux que les biens. Le progrès consiste dans une émancipation des êtres singuliers qui renforcent leurs liens au lieu de les détruire.  

7.9. Les êtres sociaux sont toujours plus efficaces par la coopération solidaire que par la compétition solitaire. Il s’ensuit : 1°) les formes de production coopérative, mutualiste ou associative peuvent être aussi voire plus efficaces que la libre concurrence d’entreprises capitalistes, et 2°) la libre concurrence des entreprises capitalistes est elle-même plus efficace quand elle place les travailleurs (et parfois les entreprises) en situation de coopération solidaire plutôt qu’en situation de compétition solitaire.

7.10. Les êtres humains ne vivent pas mieux ensemble, une fois dissociés en communautés de semblables. La communauté des semblables les expose à la tyrannie de l’intimité (R. Sennet) qui étouffe la liberté de l’être singulier et appauvrit l’espace d’épanouissement de l’être en rétrécissant le champ et la variété de ses relations sociales. Ce sont au contraire l’altérité et la différence qui donnent corps à la singularité. C’est la multiplication des cercles de relation sociales concrètes et symboliques (famille, quartier, travail, associations, ville, pays, humanité), qui permet à chacun d’échapper à l’étouffement du moi dans les cercles les plus intimes, sans se priver de la sécurité des liens que ces derniers leur procurent. La société de progrès humain suppose de restaurer les espaces publics de brassage social, de repenser la ville comme un lieu de mélange et de métissage social.

7.11. Les communautés de tradition ou de religion n’ont pas vocation à produire l’ordre social.  Dans la société de progrès humain, il existe un ordre social public fondé sur l’égalité des droits et des capacités et qui conduit les êtres raisonnables à reconnaître que leur épanouissement personnel est, non seulement compatible avec le respect des normes publiques, mais aussi en partie co-produit par elles. La laïcité républicaine trouve ici son sens profond, non pas comme une simple neutralité envers des cultures, des philosophies ou des religions singulières, mais comme l’affirmation d’une norme transcendante à toutes les singularités, celle qui permet justement à celles-ci de vivre ensemble.

Note d’orientation du débat de la commission du  23 octobre 2007

Commentaires

Message pour Jacques Généreux par olivier verdun le Lundi 07/04/2008 à 20:25

Monsieur,

J'aimerais savoir si vous dirigez toujours la colection "Mémo philosophie" aux éditions du Seuil ? J'aimerais proposer un manuscrit pour "Les grandes notions de philosophie". Merci. Olivier Verdun


Re: Message pour Jacques Généreux par J.G le Mercredi 09/04/2008 à 15:21

Je suis toujours éditeur au Seuil, mais nous ne faisons plus de nouveautés dans la collection Memo.
Vous pouvez me joindre par mail pour plus de détails ou me soumettre d'éventuels projets.  
jacques.genereux@wanadoo.fr


Encourager les gens à coopérer par jlo le Mercredi 13/08/2008 à 15:07

En effet, je crois que l'on insiste pas assez sur l'importance d'encourager concrêtement, au quotidien, les gens à partager et à coopérer. Pris dans la routine, des personnes très sympathiques d'une même communauté peuvent totalement s'ignorer. Par exemple dans les grandes villes, il n'est pas rare de ne pratiquement pas connaître ses voisins. Ainsi, au moindre désaccord les relations peuvent devenir agressives. A l'inverse, si les voisins prennent l'habitude de se rencontrer ou mieux encore, de participer ensemble à des tâches collectives (pour embellir ou réparer leur voisinage par exemple), alors ils tendront à résoudre les petits désaccords le plus souvent à l'amiable. Allemands et Français ont ainsi appris à coopérer au lendemain de la seconde guerre mondiale...



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