S'identifier - Contact

Bagatelle dans un massacre, par Florian Poulain

Par Jacques Généreux • Tribune ouverte • Mardi 20/04/2010 • 0 commentaires • Version imprimable

Bagatelle dans un massacre, par Florian Poulain

 

Alors ça y est, mon père s’est fait licencier. Après trente années de boite…J’imagine avec chagrin ce qu’il doit ressentir. Lorsqu’il m’a annoncé cela, je lisais dans son visage comme de la honte et beaucoup de tristesse. Lorsque ma mère m’a expliqué pourquoi on le foutait à la porte, j’ai ressenti une profonde colère, à cause de l’injustice, et de ces minables qui dirigent certaines entreprises. J’aurai voulu faire quelque chose, leur venir en aide, leur renvoyer l’ascenseur au moins une fois dans ma vie, mais je ne peux rien faire. Malgré tous les talents que je crois posséder, pas un seul ne peux apaiser le malheur de mon père. J’ai peur pour lui. Malgré son intelligence, son savoir-faire, malgré son recul par rapport aux choses, j’ai peur que son nouveau statut le mine. Quand on a passé trente ans dans une boite, quand on a passé trente ans dans une douce habitude, quand on a passé trente ans à blaguer avec les collègues, trente ans à déjeuner avec ma mère en parlant de « Chéreau », quand on a passé trente ans à se lever le matin pour l’amour d’un métier, pour l’amour devenu ridicule aujourd’hui d’une entreprise qui a accompagné nos jours, comment fait-on pour se relever, pour rebondir et penser à d’autres projets ? J’ai de la haine contre ces messieurs en gris, qui butinent de boite en boite, qui n’ont aucune racine, aucun principe, aucun sentiment, mais qui prétendent diriger des ouvriers, ouvriers qui, au final, ne sont ni plus ni moins que de la chair à canon qu’on jette en temps de crise. Je comprends désormais le radicalisme de certains militants. Je le condamne, certes, mais je le comprends. Lorsque vous avez vu votre père se lever dans la nuit afin d’aller réparer en vitesse une machine défectueuse, quand vous avez vu vos parents parler à chaque repas de cette boite, quand vous vous rappelez le nombre de fois ou des ouvriers inquiets ont téléphoné à votre père même en vacances pour réclamer son aide, quand vous savez pertinemment, au fond, que mon père était attaché à sa boite, qu’il en était fier, vous regrettez que des patrons voyous le renvoient sans un adieu, parce que l’on a coché sa case dans un planning de plan social inique. Qui sont ces gens qui n’ont que le mot « flexibilité » à la bouche, qui se moquent des ouvriers qui ont plus de trente ans de boite, sous prétexte que le monde est désormais un univers de rotation, de tourbillon et de chaos ? Qui sont ces gens, dont le sourire Bright n’est qu’un rictus de loup, et qui envoient à la morgue des familles entières ? Je pourrais dresser la liste de leurs bêtises, dresser pour chaque homme viré un totem de l’injustice, pourquoi ? Parce que l’histoire de l’entreprise « Chéreau », c’est le récit d’un savoir-faire, transmis de génération en génération, de mains en mains. C’est le récit d’une centaine d’ouvriers qui ont bâti un prestige, une marque, répandue dans l’Europe entière. C’est enfin l’histoire d’un héritier amateur d’automobiles, qui lâche le bijou de sa lignée à des financiers véreux, et depuis, une bande d’hommes bêtes montés sur de grands chevaux d’apparat, gouverne avidement un peuple dont il ignore qu’il a été à l’origine de tout. Bref, voici venir le temps, ou l’esprit d’entreprise est remplacé par un corps de mercenaires. On croit que les profits s’accumulent en refoulant l’humain. On croit que les calculs construisent une société. Si encore les équations étaient faites par de grands mathématiciens...Hélas, leur science est une chimère, et les savants qui nous dirigent sont de médiocres élèves incapables de comprendre le sublime théorème de l’humanité. Alors, comme un scribe de l’ancien temps, j’écrirai leurs histoires. Je construirai un monde de méchants et de gentils. Mon Dieu, à la manière de Moise, je secouerai mon encre pour diviser les eaux. Je voudrais tremper ma plume dans leurs larmes, les larmes de tous les ouvriers qui ne s’endorment plus, qui errent dans leur couloir avec la tristesse de l’impuissance. Je voudrais faire cela, je voudrais sauver les gentils et combattre les méchants. Je voudrais tout cela, mais je ne peux pas, car je suis moi-même englué dans une époque qui me rejette. Je suis moi-même un misérable qui n’a aucune voix, donc aucune importance. Je suis un homme au pauvre langage, aux mots que personne n’entend, aux poèmes que personne n’écoute, aux métaphores que personne ne voit, au nom que personne ne prononce. Je suis un artisan solitaire, un ouvrier sourd, muet, aveugle. Et je mourrai comme mon père, comme tous ces gars ou filles que l’on traite comme s’ils étaient des serfs que l’on ponctionne, que l’on exploite puis que l’on jette ; je mourrai comme tous ces perdus de l’ancien monde, je mourrai comme un vulgaire objet que l’on fout à la poubelle. Et sur ma tombe, ainsi que sur toutes celles de mes compagnons d’infortune, on écrira dessus une croix en fer, au milieu d’un champ qui rappelle les vastes plaines du Nord de la France :

 

«  Pour tous ceux qui ne l’ont pas perdu de vue

Voici la tombe d’un soldat inconnu ».

 

Florian Poulain

Mon dernier livre

De retour dans les meilleures ventes d'essais

SEUIL-138p.11 €